Singes et transmission de savoir en entreprise
J’ai récemment pu travailler avec une PME Lyonnaise (150 salariés, près de 50 ans d’existence) qui a fait l’acquisition de trois start-ups courant 2018.
L’acquisition de ces start-ups, basées un peu partout en France, a été faite dans le but de leur permettre de se développer avec plus de moyens mais aussi permettre à cette PME de pénétrer des marchés dans lesquels elle était absente (e-commerce notamment).
Dans l’opération, une partie du personnel de ces trois startups acquise est venu travailler à Lyon et de nouvelles embauches ont été faites pour permettre cette montée en puissance.
Ces nouveaux arrivants sur le site lyonnais – les employés des startups et les nouveaux embauchés – ont dû apprendre les méthodes et le fonctionnement de cette PME.
C’est là que j’ai pu observer quelque chose qui m’a immédiatement fait penser à une théorie bien connue des spécialistes des organisations et de la psychologie humaine : la théorie des cinq singes. D’un côté nous avons une société bien rodée, au cinquante et quelques années d’existence qui lui ont permis de se forger des certitudes ; de l’autre, des salariés venant de start-ups, majoritairement jeunes, plutôt habitués à l’incertitude, à l’interrogation, à l’itération.
Ce qui nous a conduit à la situation suivante : lors d’une discussion, j’ai pu entendre un des « nouveaux » employés poser une question à propos d’un petit process – d’une tâche non-critique et sans vraie importance – à une des « anciennes » employée qui lui a répondu « Je ne sais pas, mais c’est comme ça qu’on fait, on l’a toujours fait ».
Le nouvel employé lui a poliment rétorqué qu’en utilisant une autre méthode, ils pourraient gagner beaucoup de temps et réduire le risque d’erreur. La formatrice lui a répondu qu’il n’était pas question de changer la manière de faire. Le « nouveau » a essayé d’argumenter à nouveau, « l’ancienne » a alors été beaucoup plus vindicative et a fermé la conversation immédiatement, créant un petit malaise dans la pièce.
Si vous connaissez la théorie des cinq singes (ou encore le « paradigme du singe »), vous aurez reconnu ce qui vient de se passer.
Et pour ceux qui ne connaissent pas, je vous fais un résumé 😉.
Il s’agit d’une expérience imaginaire – plus proche de la fable que de la véritable expérience – qui consiste à montrer la transmission de croyances et la difficulté de remettre en question des acquis.
Prenez plusieurs singes et mettez-les dans une grande cage. Au milieu de celle-ci, placez une échelle avec une corbeille de fruits au sommet de celle-ci.
Équipez l’échelle d’un dispositif avec un arrosage automatique qui asperge avec de l’eau très froide toute la cage – dont les singes – à chaque fois qu’un singe touche l’échelle. Rapidement, les singes vont comprendre qu’il ne faut plus toucher l’échelle. Et si jamais l’un avait le malheur de toucher l’échelle, les autres singes l’empêcheraient de le faire, probablement en le battant.
Donc rapidement plus aucun singe ne toucherait l’échelle.
Maintenant, imaginons que les chercheurs remplacent un de ces cinq singes par un nouveau. Le nouvel arrivant, pas plus bête que n’importe quel singe, va tenter de s’emparer des fruits en haut de l’échelle. Mais les autres singes, par crainte de la douche froide, vont l’en empêcher.
Après quelques tentatives et autant de raclées, le « nouveau » va arrêter de tenter de monter à l’échelle. Il va même associer « toucher l’échelle » à « taper le singe qui la touche ».
Ensuite les chercheurs remplacent un des quatre premiers singe restant par un nouveau.
La première chose que le nouveau singe a tenté de faire, vous l’aurez deviné, c’est d’escalader l’échelle pour attraper les fruits. Les 4 autres singes vont alors le battre. Trois pour l’empêcher de provoquer la douche froide, le quatrième (premier des singes « remplaçant ») le fera car il a associé « toucher l’échelle » à « battre le singe qui la touche ».
Le second singe remplaçant, après quelques tentatives, associera lui aussi « toucher l’échelle » à l’idée « battre le singe qui la touche ».
L’expérience s’est poursuivie jusqu’à ce que les cinq premiers singes soient tous remplacés par des nouveaux singes. Nouveaux singes qui ignoreront tout du dispositif d’arrosage mais qui auront seulement en tête de taper le singe qui touche l’échelle.
Si on pouvait parler aux singes et leur demander pourquoi ils font ça, leur réponse ressemblerait probablement à : « Je ne sais pas, mais c’est comme cela que nous faisons ici ! »
Ce que je peux tirer de cette expérience, c’est qu’en cas d’absorption d’une entreprise et/ou l’embauche massive, le meilleur management serait de profiter de l’ignorance et la curiosité de ses nouvelles équipes pour auditer et remettre en question les acquis dont on a peut-être perdu la cause.
Former de nouveaux employés à votre façon de travailler devrait vous permettre de vous poser les questions suivantes : nos méthodologies / process / outils / etc. sont-ils les meilleurs ? Ne peuvent t’ils pas être améliorés ? Pourquoi faisons-nous comme ceci déjà ? En fait, ne gagnerions-nous pas à changer notre façon de faire ?
L’équilibre du manager est de faire rentrer dans le moule des nouvelles équipes, sans brider leur curiosité et leur droit à l’erreur, à l’itération et donc la créativité qui peut en découler.